mardi 29 décembre 2015

Regards

Les Femmes sont habituées aux regards posés sur elles. Une femme a été conditionnée à être un objet à admirer, à contempler, à vénérer même. Une femme est une beauté. Peu importe où elle va, elle sera sujette aux regards plus ou moins discrets des Hommes; certains langoureux, glissés par en-dessous, certains accusateurs, presque violents, qui l’assassinent sur place, la lacèrent puis l’oublient. D’autres timides, doux, qui trouvent leur audace en remontant leurs traits de quelques centimètres, cette distance minime qui va se planter dans la pupille. Les regards des Hommes sur les Femmes ont été maintes fois disséqués, étudiés, critiqués, vantés, hués, et que sais-je?
Aujourd’hui, c’est le regard osé, tu, presque oublié des Femmes sur les Hommes qui m’interroge, me fascine. Mon regard sur un Homme. Mon désir, mon envie, ma contemplation, mon étude, mon refus de soumission. L’égalitarisme pur fait peur.

Je me crois pas que les Hommes soient pliés dès la naissance à une quelconque soumission. Peut-être le respect paternel, le patriarcat? Je ne suis pas un Homme. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est ce que je perçois, ce que je vis. Je perçois le malaise des Hommes que je regarde droit dans les yeux, sans filtre. Là où je ne vois qu’une âme face à une autre, eux sentent une Femme dans toute sa force, qui s’impose, d’un regard seul. Ils sont dès lors en terrain inconnu, déstabilisés, sur la corde raide. C’est cet état de grande faiblesse, de vulnérabilité totale qui me fascine, me grise. Le rapport de force a disparu. Ces Hommes que je regarde alors, que sont-ils pour moi? 
La plupart ne sont que des curiosités. Leur réponse décide de tout. Je mène la barque à l’eau, il tient à nous deux de la conduire. Le plus souvent, elle chavire. L’Homme détourne les yeux. Il coulera quelques oeillades incertaines depuis l’autre bout de la pièce, bien calé sur sa chaise, en sécurité, et ce, jusqu’à ce que l’un de nous deux quitte. Ensuite, il y a ceux qui, trop rares, soutiennent le regard, prennent un risque, plongent.
Je tombe amoureuse. Simplement. L’Homme qui accepte le risque m’entraîne avec lui. L’Homme qui accepte l’inconnue nue a cette qualité remarquable des êtres de croire que le meilleur est à venir, inconstant, capricieux, il nous surprend à chaque détour, si on daigne le laisser… 

J’ai rencontré peu d’Hommes doués de cette qualité. Je ne suis pas si forte. Car celui qui s’ouvre à moi, autant puis-je le respecter et l’aimer, autant puis-je le craindre, car dès l’instant où il m’a acceptée, je l’accepte aussi. Tout est possible. C’est enivrant.
Est-ce donc l’Amour? Mais je déroge. Je ne parle pas de sentiments, mais d’ouverture.

Récemment un Homme s’est ouvert à moi, généreusement, innocemment, sans rien attendre en retour. Il faisait froid. La neige se refusait à tomber. Malgré l’allégresse de mon pas, nos regards se sont croisés sous un lampadaire. Aucun de nous n’a voulu céder. Une douce lutte. Une seconde. Une minute. Combien de temps dura notre chute? Voilà que je parle en alexandrins…J’ai refusé de m’éloigner. J’attendais un autre homme au carrefour suivant. Lui m’a suivie. Était-ce Lui que j’attendais dans toute mon ignorance? Toujours est-il qu’il m’a attendue. Avant même qu’il ne me parle, j’étais bouleversée. Innocemment, il avait osé, il avait forcé la forteresse de mon être. Puis, nous nous sommes regardés, longuement, comme deux grands enfants, sans rien dire. N’était nécessaire que l’instant partagé. Je frissonnai. Il ne faisait plus froid. Dans l’ambre de ses yeux, j’ai senti le désert, les montagnes, la ville, le voyage. Mais surtout, j’ai reconnu une grande souffrance, la mienne. Ma blessure, je l’ai reconnue dans ses yeux, dans cet ambre qui me parlait de mes montagnes, de ma ville, de mes voyages. 

D’un regard d’une Femme sur un inconnu, sur un Homme, est né une rencontre. Une rencontre comme il y en a peu. Comme il pourrait y en avoir tant si on prenait la peine, cette si grande et si petite peine de lever les yeux assez longtemps pour lire. Assez longtemps pour vivre. Un souffle, une seconde, un courage. Rien de plus. Rien de moins.
Je ne suis qu’une femme, il n’est qu’un homme. 

L’extraordinaire est dans l’ordinaire de nos rencontres.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire