mercredi 10 juillet 2013

Janvier 2010.

Janvier 2010 [extrait]


Leamington Spa, Warwickshire, England, UK.

 Une ancienne station thermale où les riches victoriens allaient en cure profiter des eaux bénéfiques de la région. Un hameau de magnificence découvert en ce petit matin du 7 janvier 2010. Le soleil est radieux. Il baigne de lumière douce, presque timide, les maisons, les murets de pierre et les branches nues des arbres. Les chemins sont encore glacés. Emma respire profondément. Ce matin, elle s’est cachée aux toilettes y vomir son petit déjeuner, après avoir manqué s’assommer sur le coin du lavabo en perdant connaissance. Il faut vraiment que j’apprenne à me calmer. Le voyage, la solitude, le mouvement, l’Angleterre tant attendue, la panique de répondre à ses attentes. Beaucoup trop pour son fragile estomac. Mais le temps n’est pas à faire la petite nature, la vie anglaise s’ouvre à elle. Le dédale de ses rues n’attend plus qu’à être exploré. Sur le trottoir, Emma bifurque à sa droite. De chaque côté de la rue gelée reflétant tout comme un miroir poli, sont rangées les voitures des employés trop prudents qui sont restés à l’abri de leur foyer. Tous les volants sont à droite. Charmante curiosité. En avançant, Emma voit se dérouler les minuscules jardins des maisonnettes poudreuses qui ressemblent à des sculptures de glace, projetant un halo de lumière autour d’eux. L’architecture est incroyable. Les angles naissent de partout sur les côtés des bâtisses, coupant la platitude de la ligne droite classique, apportant un aspect étrange, loufoque et sympathique au voisinage. Tout est rouge brique. Emma évolue dans une forêt de maisons de poupée fardées de blanc. Les cheminées fument. Encore une autre rue, d’autres maisonnées enfantines. Au détour de la suivante, Emma se retrouve au bord de l’eau, une petite rivière timide aux rives prises dans la terre gelée qui serpente à travers la ville. Elle choisit d’emprunter le sentier qui la longe, lui-même bordé de hauts arbres. Elle défile sur une passerelle, le soleil jouant de ses effets dans les branches, les transformant en boules à facettes. Les passants aussi semblent sortir d’un conte. Déambulant avec simplicité, des paquets plein les bras, leurs joues rougies par la brise fraîche, ils ont gardé cette bonhomie de l’enfance, et saluent cordialement chacun de leurs concitoyens d’un « Hello! » vif lancé à travers leurs foulards. Une ancienne église se découpe sur la rive opposée, majestueuse, imposant un respect solennel avec ses hautes tours aux carreaux percés, et ses larges portes à lourds battants de bois entrouverts. D’où elle se tient, Emma entend les bribes de la messe. Plus de cinq cent ans plus tard, le monument n’a rien perdu de sa fonction première. Emma n’a pas le temps de profiter des chants qui s’élèvent maintenant de l’édifice. Le vertige s’empare d’elle. Sa panique n’accepte pas le repos. Seul un feu roulant permet de distraire son esprit tourmenté. Emma reprend son expédition, non sans avoir ravalé une bile acide qui remonte dans sa gorge.

 

Cœur de la ville, Parade Street s’allonge devant elle avec ses vitres chargées de guirlandes, ses boutiques somptueuses et ses épiciers gourmets. Tartes, saucisses, thé, sardines, petits gâteaux, biscuits secs, confitures, pièces de gibier, herbes aromatiques, chocolatiers, chapeliers, modistes, Parade Street est un immense marché de Noël. La Parade est si active, tous les habitants semblent amassés sur une seule et unique artère. Ils vaquent à leurs occupations, s’arrangent de leurs courses avec une grâce nonchalante. Aucun visage n’a l’air soucieux, triste ou maussade. La cordialité règne. Les gens ne se pressent pas, ne se bousculent pas, semblent glisser sur la neige. Une foule de patineurs artistiques. Emma est subjuguée par ce spectacle rare pour une Montréalaise blasée et une Française de jeunesse. Un marchant de marrons chauds l’aborde. Nouvelle attaque de nausée. Elle décline l’offre. Un peu plus loin, un parc s’ouvre à elle. Là sont tous les enfants, avec leur visage radieux, leurs yeux brillant de plaisir, sûrement les mêmes que ceux de la veille qui profitent d’une nouvelle journée de vacances forcées, et par la même occasion d’une seconde bataille de boules de neige qui n’a rien perdu de son inusité. Un carrousel perdu témoigne des concerts de jazz qui s’y tiennent tout l’été, à travers les fleurs, les couvertures à carreaux et les paniers en osier chargés de victuailles. Emma traverse un pont au bout de Parade. À droite se tient le Musée de la ville. Il retrace l’histoire de Leamington depuis sa fondation, en insistant méticuleusement sur son époque glorieuse de première station thermale au pays, se plaçant alors devant Bath Spa, capitale romaine des cures… mais nous y reviendrons. À gauche, de grandes grilles de fer forgé indiquent les jardins de la ville. Emma s’y dirige. D’immenses bassins bordés de sculptures s’étalent en mares scintillantes. Leurs hautes fontaines crachent des gerbes d’eau glacée qui retombent en cascades parmi des cygnes d’un blanc pur, maladroits sur les plaques de glace disparates. En arrière-plan s’élève une cathédrale grise, au clocher orné d’une horloge colossale. Des bancs de bois massif parsèment les sentiers. Chacun d’entre eux est marqué d’une plaque commémorative, témoin survivant d’un couple marié qui y passait ses temps de liberté. Emma s’assied. Son esprit est tranquille. Premier apaisement réel depuis son arrivée. Elle regarde passer des femmes emmitouflées, poussant un landau tout en échangeant recettes et potins; de vieux couples à tête blanche se tiennent par le bras, sillonnant des allées apprises par cœur. Harmonie. Jusqu’à ce jour, un seul endroit au monde lui avait conféré ce sentiment de sérénité totale, ce sentiment d’être à sa place, d’avoir trouvé son équilibre : un sommet ensoleillé de Chartreuse.

© Scones. Cyrano. Montréal. Eve Mangin, 2011

mercredi 3 juillet 2013

Extrait du prologue SCONES.CYRANO.MONTRÉAL.


Scones, Cyrano, Montréal

De

Eve Mangin

  

© Eve Mangin, 2011  

 

A France et Miles,

Sans qui ce conte de fée serait resté dans l’oubli du « ce qui aurait pu arriver ». Une étincelle, si petite soit-elle, suivi à enflammer un brasier.
Merci infiniment.



PROLOGUE
[extrait]
 

Octobre 2011, 7h45, petit matin bien gris à Montréal. Un petit matin d’orage, avec tout ce qu’il a de plus charmant. La pluie qui martèle les vitres, le murmure du vent qui passe par le châssis des fenêtres mal isolées, les lampadaires encore jaune-orange qui se découpent à travers les arbres. Il y a quelque chose de magique dans ces automnes québécois. L’odeur du froid, bien différente de celle de février qui vous transperce les os, une fraîcheur douce encore, presque amicale, qui vient seulement enrouler un pull de laine sur nos épaules, pour y créer un petit cocon de bien-être. Le nez dans l’embrasure de la porte du balcon, un thé fumant à la main, je me dis que cette journée va être mémorable. Oui, je veux qu’elle le soit. C’est ce que je veux me dire tous les matins de ma vie, en tout cas, tant que j’en ai besoin, tant que je sentirai qu’il faut que je tienne le coup, que je tienne le coup jusqu’à ce qu’il arrive. Mais en attendant ce jour-là, ce 26 décembre où, au lieu de me ruer dans les magasins comme des milliers d’autres à travers le monde pour dénicher les aubaines du siècle, je vais être dans le hall des arrivées à Pierre-Elliot Trudeau. Le cœur battant, les yeux brillants, et mon être en joie devant ce cadeau de Noël extraordinaire, peut-être le plus merveilleux que je n’aurai jamais eu.

 
Mais avant décembre, il y a novembre, avec notre Tennessee Williams, «La Chatte sur un toit brûlant», octobre avec ses répétitions, ses soirées de financement pour un stage encore inconnu, et toutes ses fêtes costumées qui se préparent…Aujourd’hui, journée physique de la semaine : six heures de cours de combat scénique! Présentation et examen sur un extrait de Brecht au programme. Les bleus sur ma main droite témoignent d’eux-mêmes de nos répétitions intensives de cette semaine. On verra bien. On s’amuse, on joue. Alors comment tout cela peut-il être pénible? Ce soir : inauguration des nouvelles Écuries, théâtre dédié à la création, aux nouveaux auteurs, qui s’est payé des rénovations monstres, et célèbre sa renaissance par 24 heures de festivités sans interruption aucune. Festivités où, parmi d’autres étudiants des écoles, je vais participer en tant que modèle d’un Musée de Cire. Le tout-théâtre de Montréal y est convié…je vous laisse imaginer…En passant, les organisateurs ne sont absolument pas certains qu’ils auront assez d’électricité dans la bâtisse pour tenir jusqu’à demain matin...échafaudages, toiles de plastique et poussière à volonté seront les premiers invités. Vive le théâtre bohème! Mais au fond de moi, je pense toujours à tenir le coup. Rien qu’à tenir le coup.

© Eve Mangin, 2011