Janvier 2010 [extrait]
Leamington Spa, Warwickshire,
England, UK.
Une ancienne station thermale où les riches victoriens allaient en cure
profiter des eaux bénéfiques de la région. Un hameau de magnificence découvert
en ce petit matin du 7 janvier 2010. Le soleil est radieux. Il baigne de
lumière douce, presque timide, les maisons, les murets de pierre et les
branches nues des arbres. Les chemins sont encore glacés. Emma respire
profondément. Ce matin, elle s’est cachée aux toilettes y vomir son petit
déjeuner, après avoir manqué s’assommer sur le coin du lavabo en perdant
connaissance. Il faut vraiment que
j’apprenne à me calmer. Le voyage, la solitude, le mouvement, l’Angleterre
tant attendue, la panique de répondre à ses attentes. Beaucoup trop pour son
fragile estomac. Mais le temps n’est pas à faire la petite nature, la vie
anglaise s’ouvre à elle. Le dédale de ses rues n’attend plus qu’à être exploré.
Sur le trottoir, Emma bifurque à sa droite. De chaque côté de la rue gelée
reflétant tout comme un miroir poli, sont rangées les voitures des employés
trop prudents qui sont restés à l’abri de leur foyer. Tous les volants sont à
droite. Charmante curiosité. En avançant, Emma voit se dérouler les minuscules
jardins des maisonnettes poudreuses qui ressemblent à des sculptures de glace,
projetant un halo de lumière autour d’eux. L’architecture est incroyable. Les
angles naissent de partout sur les côtés des bâtisses, coupant la platitude de
la ligne droite classique, apportant un aspect étrange, loufoque et sympathique
au voisinage. Tout est rouge brique. Emma évolue dans une forêt de maisons de
poupée fardées de blanc. Les cheminées fument. Encore une autre rue, d’autres
maisonnées enfantines. Au détour de la suivante, Emma se retrouve au bord de
l’eau, une petite rivière timide aux rives prises dans la terre gelée qui serpente
à travers la ville. Elle choisit d’emprunter le sentier qui la longe, lui-même
bordé de hauts arbres. Elle défile sur une passerelle, le soleil jouant de ses
effets dans les branches, les transformant en boules à facettes. Les passants
aussi semblent sortir d’un conte. Déambulant avec simplicité, des paquets plein
les bras, leurs joues rougies par la brise fraîche, ils ont gardé cette
bonhomie de l’enfance, et saluent cordialement chacun de leurs concitoyens d’un
« Hello! » vif lancé à travers leurs foulards. Une ancienne église se
découpe sur la rive opposée, majestueuse, imposant un respect solennel avec ses
hautes tours aux carreaux percés, et ses larges portes à lourds battants de
bois entrouverts. D’où elle se tient, Emma entend les bribes de la messe. Plus
de cinq cent ans plus tard, le monument n’a rien perdu de sa fonction première.
Emma n’a pas le temps de profiter des chants qui s’élèvent maintenant de
l’édifice. Le vertige s’empare d’elle. Sa panique n’accepte pas le repos. Seul
un feu roulant permet de distraire son esprit tourmenté. Emma reprend son
expédition, non sans avoir ravalé une bile acide qui remonte dans sa gorge.
Cœur de la ville, Parade Street s’allonge devant elle avec ses vitres
chargées de guirlandes, ses boutiques somptueuses et ses épiciers gourmets.
Tartes, saucisses, thé, sardines, petits gâteaux, biscuits secs, confitures,
pièces de gibier, herbes aromatiques, chocolatiers, chapeliers, modistes,
Parade Street est un immense marché de Noël. La Parade est si active, tous les
habitants semblent amassés sur une seule et unique artère. Ils vaquent à leurs
occupations, s’arrangent de leurs courses avec une grâce nonchalante. Aucun
visage n’a l’air soucieux, triste ou maussade. La cordialité règne. Les gens ne
se pressent pas, ne se bousculent pas, semblent glisser sur la neige. Une foule
de patineurs artistiques. Emma est subjuguée par ce spectacle rare pour une
Montréalaise blasée et une Française de jeunesse. Un marchant de marrons chauds
l’aborde. Nouvelle attaque de nausée. Elle décline l’offre. Un peu plus loin,
un parc s’ouvre à elle. Là sont tous les enfants, avec leur visage radieux,
leurs yeux brillant de plaisir, sûrement les mêmes que ceux de la veille qui
profitent d’une nouvelle journée de vacances forcées, et par la même occasion d’une
seconde bataille de boules de neige qui n’a rien perdu de son inusité. Un
carrousel perdu témoigne des concerts de jazz qui s’y tiennent tout l’été, à
travers les fleurs, les couvertures à carreaux et les paniers en osier chargés
de victuailles. Emma traverse un pont au bout de Parade. À droite se tient le
Musée de la ville. Il retrace l’histoire de Leamington depuis sa fondation, en
insistant méticuleusement sur son époque glorieuse de première station thermale
au pays, se plaçant alors devant Bath Spa, capitale romaine des cures… mais
nous y reviendrons. À gauche, de grandes grilles de fer forgé indiquent les
jardins de la ville. Emma s’y dirige. D’immenses bassins bordés de sculptures
s’étalent en mares scintillantes. Leurs hautes fontaines crachent des gerbes
d’eau glacée qui retombent en cascades parmi des cygnes d’un blanc pur,
maladroits sur les plaques de glace disparates. En arrière-plan s’élève une
cathédrale grise, au clocher orné d’une horloge colossale. Des bancs de bois
massif parsèment les sentiers. Chacun d’entre eux est marqué d’une plaque
commémorative, témoin survivant d’un couple marié qui y passait ses temps de
liberté. Emma s’assied. Son esprit est tranquille. Premier apaisement réel
depuis son arrivée. Elle regarde passer des femmes emmitouflées, poussant un
landau tout en échangeant recettes et potins; de vieux couples à tête blanche
se tiennent par le bras, sillonnant des allées apprises par cœur. Harmonie.
Jusqu’à ce jour, un seul endroit au monde lui avait conféré ce sentiment de
sérénité totale, ce sentiment d’être à sa place, d’avoir trouvé son équilibre :
un sommet ensoleillé de Chartreuse.
© Scones. Cyrano. Montréal. Eve Mangin, 2011