lundi 12 août 2013

Mars 2011. Ode à Corneille.


SCONES. CYRANO. MONTRÉAL.
de Eve Mangin
 
MARS 2011

 

Un petit local noir. Mercredi matin. Enfin, je crois. Impossible d’avoir une idée de l’heure dans ces lieux confinés de création, où les fenêtres closes sont masquées par d’épais rideaux de velours noir, faisant virevolter dans l’air leurs particules de poussière. Poudre d’or dans la lumière tamisée de quelques néons. Les salles de répétition modernes, petits théâtres de grand génie, sont toujours restées plus cousines de la chandelle que du projecteur. Charme intemporel d’un art millénaire. Les apprentis-comédiens sont des êtres troubles, toujours en quête. De frêles oisons nerveux, fragilisés par cette quête constante d’eux-mêmes à travers l’art. De moineaux ordinaires, ils rêvent tous de devenir colombes, majestueux aras, ou harfangs immaculés. Sortir du nombre, du voilier d’outardes. Prendre son propre chemin. Se distinguer. Briller. Atteindre au plus haut sommet humain : la reconnaissance. Une vie est un temps trop court. Trop peu arrivent au sommet au cours de leur existence. Telle est la réalité. Emma n’est pas une enfant de la réalité. Dès son plus jeune âge, si elle avait pu lui cracher au visage elle l’aurait fait. Faute d’occasion. Elle lui tourne le dos. Mais, la réalité est féroce. On ne peut la nier indéfiniment. Ce matin, elle l’a rattrapée. Heurtée de plein fouet, en plein cœur. Blessure béante d’où le sang s’écoule à flots.

 

Deux mots. Tragédie classique. Deux auteurs. Racine, Corneille. Deux mois de dur labeur. Deux mois de souffrance. Summum de la douleur atteint. Avis à tous ceux qui ignorent les rouages de l’art dramatique : la route est semée d’embûches. Mince sont les rescapés de la chevauchée rocambolesque.

 

Ce matin, après des heures et des heures acharnées, c’est l’impasse. Le mur. La Camille de Corneille lui reste étrangère. Emma est au bord du gouffre. Son pied risque à tout instant de verser dans l’abîme. Quatre étudiants. Un maître. Une scène. Horace de Corneille.

 

La tragédie et les personnages classiques ont ceci de grandiose qu’ils sont la vérité pure. Par conséquent, presque impossibles à incarner. Les sentiments, les passions furieuses de toute l’humanité ont été cantonnées au corset intransigeant de l’alexandrin classique. Celui-ci, loin d’en minimiser la puissance, décuple leurs effets en les contraignant à la plus simple expression. Douze syllabes. La fureur de l’humanité contenue en douze syllabes. Tour de force du génie français, jamais plus éprouvé jusqu’à ce jour. La tragédie ne pardonne pas. Si la vérité ne s’impose pas dans toute sa lumière, elle s’écroule. Sa loi est dure. Aujourd’hui, Emma s’écroule avec elle.

 

- Non. Non. Et non! Ça va pas du tout! T’es tendue comme une barre. Comment veux-tu ressentir quoique ce soit avec des tensions pareilles! Relaxe!

 

Encore une fois, la répétition s’arrête. Emma est au bord des larmes. Depuis une heure qu’elle est confinée entre quatre murs, les murs de son échec qui se resserrent autour d’elle, l’étouffent. Elle avale péniblement.

 

- Je…j’essaie. Je fais mon possible.

- Eh bien! C’est pas assez. Encore une fois. Du début!

 

Emma et son partenaire reprennent place. Assise sur un petit cube noir, les jambes d’Emma tremblent sous elle. L’échec se fait déjà ressentir. Horace entre triomphant, brandissant fièrement une épée émoussée.

 

- « Ma sœur! Voici le bras qui venge nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ; vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

- Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

- Rome n’en veut point voir après de tels exploits, et nos deux frères morts dans le malheur des armes sont trop payés de sang pour exiger des larmes : quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

- Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, je cesserai pour eux de paraître affligée, et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ; mais qui me vengera de celle d’un amant, pour me faire oublier sa perte en un moment ?

- Que dis-tu, malheureuse ?

- Ô mon cher Curiace ! »

 

Le maître, au cours de cet échange, s’est levé. Il s’approche de ses apprentis. D’un geste brusque, il empoigne fermement Emma par le bras. La jette à terre. Elle reste interdite, sous le choc de sa chute imprévue. Le maître leur fait signe de poursuivre la scène. Continue. Mais alors qu’Emma s’attend à la réplique de son partenaire, le maître prend sa place. Emma n’a pas le loisir de réfléchir, de se remettre de sa surprise. Il faut continuer. Toujours. Continuer. Le maître s’avance vers elle. Les muscles saillants. Le regard assassin. Les vers, par sa bouche, retentissent d’une sonorité nouvelle. Les mots vibrent de colère, grondent de rage. La fureur du tueur assoiffé de sang. Le fauve doit étancher sa soif grandissante. Il a trouvé sa proie.

 

- « Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! D’un ennemi public dont je reviens vainqueur, le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; tes flammes désormais doivent être étouffées ; bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. »

 

Le professeur est métamorphosé. Horace est devant elle. En chair et en os. Vestige rescapé du temps faucheur. Emma est obligée de ramper sur le sol pour éviter ses coups de pieds. Sa force considérable. La réplique achevée, il agrippe Emma tremblante et la jette sur ses pieds. Les jambes de la jeune fille ne la soutiennent plus. Camille ne tremble plus. Camille s’est éteinte. Emma est terrorisée. Elle ne sait plus que faire. Devant son mutisme, le maître redouble d’ardeur sous les yeux de trois étudiants éberlués, seuls témoins d’une rare violence. Des actes jamais rencontrés auparavant dans ces lieux de haute pédagogie. Il saisit Emma par les épaules, manquant de la faire voler à travers la pièce. Il décide de reprendre la scène dans un tourbillon effréné. Sa voix n’est plus la sienne. Il vibre d’une voix sépulcrale. Sourde. Tranchante.

- « Ma sœur! Voici le bras qui venge nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ; vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire. »

 

Il poursuit Emma comme un fou. Le temps est suspendu. La réalité se trouble. Dans sa course folle, le professeur a actionné le système de son dont rugit maintenant un rythme démoniaque qui s’empare de l’espace. La tête d’Emma se met à tourner. Elle est emportée dans un ouragan de sons et d’images. Sa vision se trouble. Ses oreilles bourdonnent. Elle parvient à peine à percevoir les nouvelles directives qui semblent fuser de toutes parts.

 

- Nathan ! Du début ! Reprend ! Maintenant !

 

Une autre voix s’élève, une voix dont elle reconnaît les accents mal assurés. Mais aujourd’hui, cette voix parle comme jamais elle n’a parlé.

  

- « Ma sœur! Voici le bras qui venge nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires… »

- Emma! Détends-toi! Danse! Danse! Danse! Laisse-toi aller!

 

Emma n’a plus aucune volonté. Elle obéit malgré elle. Sans aucune conscience. Ses bras se mettent à bouger, ses jambes. Elle est prise d’une frénésie grandissante. Sa bouche articule des mots qu’elle ne comprend pas. Nathan s’approche d’elle. Le maître lui fait signe de lui saisir les poignets. Elle ne voit pas leur échange, mais elle sent tout à coup la pression meurtrissant son corps. L’étau se ressert. Elle est saisie par derrière. Deux mains se referment sur sa taille, l’emportent vers l’arrière alors que la pression augmente vers l’avant. Elle est prise en tenaille. Les vers continuent leur envolée grandiose.

 

- « Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! D’un ennemi public dont je reviens vainqueur le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; tes flammes désormais doivent être étouffées ; bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. »

 

Le désespoir s’empare d’Emma. Faites que ça cesse ! Son corps souffre le martyre. Elle l’ignore, mais depuis trop longtemps déjà il est en proie incessante aux coups, à la violence de Corneille qui s’est déchaînée. Sans aucun avis, la frustration, la rage, les souffrances des derniers mois s’amalgament dans son ventre. Le feu jaillit.

 

- « Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ; et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme : ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ; je l’adorais vivant, et je le pleure mort. Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ; tu ne revois en moi qu’une amante offensée, qui comme une furie attachée à tes pas, te veut incessamment reprocher son trépas. Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes, et que jusques au ciel élevant tes exploits, moi-même je le tue une seconde fois ! Puissent tant de malheurs accompagner ta vie, que tu tombes au point de me porter envie ; et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté cette gloire si chère à ta brutalité !

- Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage ! Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, et préfère du moins au souvenir d’un homme ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. »

 

La musique est assourdissante. Tout se brouille. Le plancher se dérobe sous elle. Sa vision titube. Tout se fonde dans un écran noir. Ses forces sont décuplées. Elle s’arrache à ses agresseurs. Camille se jette à la gorge de son frère. Cet Horace, ce monstre abject qui l’a privée à tout jamais de son amour. Au nom de qui ? De Rome ! Assez ! Assez ! Assez !

 

- « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! Puissent tous ses voisins ensemble conjurés saper ses fondements encor mal assurés ! Et si ce n’est assez de toute l’Italie, que l’orient contre elle à l’occident s’allie ; que cent peuples unis des bouts de l’univers passent pour la détruire et les monts et les mers ! Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, et de ses propres mains déchire ses entrailles ! Que le courroux du ciel allumé par mes vœux fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux ! Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, voir le dernier Romain à son dernier soupir, moi seule en être cause, et mourir de plaisir ! »

 

L’abîme. Tout sombre dans le noir. Emma s’effondre. Elle git au sol, inconsciente, sous les regards admiratifs, les corps inertes de la petite assistance. Ils venaient d’assister à la vérité des foudres humaines. Nathan se dégage. Des marques rouge vif ornent son cou.
 
 
 
© Eve Mangin, 2011
 
 

lundi 5 août 2013

DÉCEMBRE 2010 [extrait] Rothley

Scones. Cyrano. Montréal. 

Décembre 2010 [extrait]

James lui fait découvrir son petit coin de pays, ses repaires, ses beautés dissimulées. Au cours d’une longue promenade dominicale, emmitouflés dans la laine épaisse de leurs écharpes, l’œil vif et le visage clair, James la conduit à travers plusieurs villages voisins, disséminés à travers champs, pâturages et rivières gelées. Ils progressent jusqu’à une ancienne station ferroviaire, à l’entrée du bourg de Rothley. Tous deux sur le pont de pierre qui surplombe les rails, ils observent. Rien à l’horizon. La station semble désaffectée. Emma s’impatiente. La brise glacée s’infiltre entre ses vêtements. L’air froid mord sa peau. Chilly.

- Come on. Let’s carry on Jay. I’m freezing!
- I thought you were used to it in Quebec. Wait sweetie. You have to see this.
- Chéri, there’s nothing here. It’s beautiful but I’d like to walk. Warm up a bit.
- Wait.

Emma doit encore apprendre la patience. Mais le ton de James, malgré sa douceur, reste ferme. Elle plie à sa demande. Il doit savoir ce qu’il fait.  Soudain, un bruit sourd se fait entendre au loin. Un ronron mécanique qui se rapproche de plus en plus. Un nuage de fumée se profile au dessus des rails. Bientôt, une locomotive rouge incendiaire débouche vers la gare. Radieuse dans l’après-midi gris. Un train à vapeur! Et Emma qui croyait qu’ils étaient tous hors service! Le train s’arrête en gare, en-dessous d’eux. Son jet de vapeur les chatouillant presque.
- Come on! Let’s get down and see it closer!

James entraîne Emma dans la volée de marches glacées qui descend à pic vers le quai. Retour dans le passé. La station a été conservée intacte depuis des décennies. Les affiches jaunies des salons de thé, des offres du service restaurant à bord des wagons luxueux, les prospectus des troupes de cirque itinérantes en visite au village, les calligraphies peintes en noir sur les panneaux de bois vert, la loge du contrôleur, tout est intact, précieusement entretenu en fier emblème du patrimoine local. Des voyageurs descendent et montent des wagons étincelants aux banquettes de bois rembourrées. Tout simplement stupéfiant! Le train à vapeur est encore sur la ligne de service régulière. Incroyable! James lui sourit à travers son épais foulard de tricot, ses cheveux roux ébouriffés par la brise sur son front.

- So, not disappointed I hope.
- It’s just as I imagined it would be. Perfect.


Ils poursuivent leur route. Direction le pub du coin, l’âtre flambant, les poutres de bois massif, les fauteuils moelleux, les veilles gens absorbés par leurs journaux, les plus jeunes riant, échangeant les derniers ragots devant des pintes tièdes. Remède absolu contre le froid de l’hiver. Le réconfort des Fêtes passe toujours par le pub. À l’année longue, on y est toujours en bonne compagnie, des chiens sagement couchés sous les tables. Bouillottes vivantes.

  
© Eve Mangin, 2011