SCONES. CYRANO. MONTRÉAL.
de Eve Mangin
MARS 2011
Un petit local noir. Mercredi matin. Enfin, je crois. Impossible d’avoir
une idée de l’heure dans ces lieux confinés de création, où les fenêtres closes
sont masquées par d’épais rideaux de velours noir, faisant virevolter dans l’air
leurs particules de poussière. Poudre d’or dans la lumière tamisée de quelques
néons. Les salles de répétition modernes, petits théâtres de grand génie, sont
toujours restées plus cousines de la chandelle que du projecteur. Charme
intemporel d’un art millénaire. Les apprentis-comédiens sont des êtres troubles,
toujours en quête. De frêles oisons nerveux, fragilisés par cette quête
constante d’eux-mêmes à travers l’art. De moineaux ordinaires, ils rêvent tous
de devenir colombes, majestueux aras, ou harfangs immaculés. Sortir du nombre, du
voilier d’outardes. Prendre son propre chemin. Se distinguer. Briller. Atteindre
au plus haut sommet humain : la reconnaissance. Une vie est un temps trop
court. Trop peu arrivent au sommet au cours de leur existence. Telle est la
réalité. Emma n’est pas une enfant de la réalité. Dès son plus jeune âge, si
elle avait pu lui cracher au visage elle l’aurait fait. Faute d’occasion. Elle
lui tourne le dos. Mais, la réalité est féroce. On ne peut la nier indéfiniment.
Ce matin, elle l’a rattrapée. Heurtée de plein fouet, en plein cœur. Blessure
béante d’où le sang s’écoule à flots.
Deux mots. Tragédie classique. Deux auteurs. Racine, Corneille. Deux mois
de dur labeur. Deux mois de souffrance. Summum de la douleur atteint. Avis à
tous ceux qui ignorent les rouages de l’art dramatique : la route est
semée d’embûches. Mince sont les rescapés de la chevauchée rocambolesque.
Ce matin, après des heures et des heures acharnées, c’est l’impasse. Le
mur. La Camille
de Corneille lui reste étrangère. Emma est au bord du gouffre. Son pied risque
à tout instant de verser dans l’abîme. Quatre étudiants. Un maître. Une scène. Horace de Corneille.
La tragédie et les personnages classiques ont ceci de grandiose qu’ils
sont la vérité pure. Par conséquent, presque impossibles à incarner. Les
sentiments, les passions furieuses de toute l’humanité ont été cantonnées au
corset intransigeant de l’alexandrin classique. Celui-ci, loin d’en minimiser
la puissance, décuple leurs effets en les contraignant à la plus simple
expression. Douze syllabes. La fureur de l’humanité contenue en douze syllabes.
Tour de force du génie français, jamais plus éprouvé jusqu’à ce jour. La
tragédie ne pardonne pas. Si la vérité ne s’impose pas dans toute sa lumière,
elle s’écroule. Sa loi est dure. Aujourd’hui, Emma s’écroule avec elle.
- Non. Non. Et
non! Ça va pas du tout! T’es tendue comme une barre. Comment veux-tu ressentir
quoique ce soit avec des tensions pareilles! Relaxe!
Encore une fois,
la répétition s’arrête. Emma est au bord des larmes. Depuis une heure qu’elle
est confinée entre quatre murs, les murs de son échec qui se resserrent autour
d’elle, l’étouffent. Elle avale péniblement.
- Je…j’essaie.
Je fais mon possible.
- Eh bien! C’est
pas assez. Encore une fois. Du début!
Emma et son
partenaire reprennent place. Assise sur un petit cube noir, les jambes d’Emma
tremblent sous elle. L’échec se fait déjà ressentir. Horace entre triomphant,
brandissant fièrement une épée émoussée.
- « Ma sœur!
Voici le bras qui venge nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins
contraires qui nous rend maîtres
d’Albe ; enfin voici le bras qui seul fait aujourd’hui le sort de deux
états ; vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, et rends ce
que tu dois à l’heur de ma victoire.
- Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui
dois.
- Rome n’en veut point voir après de tels exploits, et nos deux frères morts
dans le malheur des armes sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.
- Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, je
cesserai pour eux de paraître affligée, et j’oublierai leur mort que vous avez
vengée ; mais qui me vengera de celle d’un amant, pour me faire oublier sa
perte en un moment ?
- Que dis-tu, malheureuse ?
- Ô mon cher Curiace ! »
Le maître, au cours de cet échange, s’est levé. Il
s’approche de ses apprentis. D’un geste brusque, il empoigne fermement Emma par
le bras. La jette à terre. Elle reste interdite, sous le choc de sa chute
imprévue. Le maître leur fait signe de poursuivre la scène. Continue. Mais alors qu’Emma s’attend à
la réplique de son partenaire, le maître prend sa place. Emma n’a pas le loisir
de réfléchir, de se remettre de sa surprise. Il faut continuer. Toujours.
Continuer. Le maître s’avance vers elle. Les muscles saillants. Le regard
assassin. Les vers, par sa bouche, retentissent d’une sonorité nouvelle. Les
mots vibrent de colère, grondent de rage. La fureur du tueur assoiffé de sang.
Le fauve doit étancher sa soif grandissante. Il a trouvé sa proie.
- « Ô d’une indigne sœur
insupportable audace ! D’un ennemi public dont je reviens vainqueur, le
nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la
vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis
moins ta passion, règle mieux tes désirs, ne me fais plus rougir d’entendre tes
soupirs ; tes flammes désormais doivent être étouffées ; bannis-les
de ton âme, et songe à mes trophées : qu’ils soient dorénavant ton unique
entretien. »
Le professeur est métamorphosé. Horace est
devant elle. En chair et en os. Vestige rescapé du temps faucheur. Emma est
obligée de ramper sur le sol pour éviter ses coups de pieds. Sa force
considérable. La réplique achevée, il agrippe Emma tremblante et la jette sur
ses pieds. Les jambes de la jeune fille ne la soutiennent plus. Camille ne
tremble plus. Camille s’est éteinte. Emma est terrorisée. Elle ne sait plus que
faire. Devant son mutisme, le maître redouble d’ardeur sous les yeux de trois étudiants
éberlués, seuls témoins d’une rare violence. Des actes jamais rencontrés
auparavant dans ces lieux de haute pédagogie. Il saisit Emma par les épaules,
manquant de la faire voler à travers la pièce. Il décide de reprendre la scène
dans un tourbillon effréné. Sa voix n’est plus la sienne. Il vibre d’une voix
sépulcrale. Sourde. Tranchante.
- « Ma sœur! Voici le bras qui venge
nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le
bras qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ; vois ces marques
d’honneur, ces témoins de ma gloire, et rends ce que tu dois à l’heur de ma
victoire. »
Il poursuit Emma comme un fou. Le temps est
suspendu. La réalité se trouble. Dans sa course folle, le professeur a actionné
le système de son dont rugit maintenant un rythme démoniaque qui s’empare de
l’espace. La tête d’Emma se met à tourner. Elle est emportée dans un ouragan de
sons et d’images. Sa vision se trouble. Ses oreilles bourdonnent. Elle parvient
à peine à percevoir les nouvelles directives qui semblent fuser de toutes
parts.
- Nathan ! Du début ! Reprend !
Maintenant !
Une autre voix s’élève, une voix dont elle
reconnaît les accents mal assurés. Mais aujourd’hui, cette voix parle comme
jamais elle n’a parlé.
- « Ma sœur! Voici le bras qui venge
nos frères. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires… »
- Emma!
Détends-toi! Danse! Danse! Danse! Laisse-toi aller!
Emma n’a plus
aucune volonté. Elle obéit malgré elle. Sans aucune conscience. Ses bras se
mettent à bouger, ses jambes. Elle est prise d’une frénésie grandissante. Sa
bouche articule des mots qu’elle ne comprend pas. Nathan s’approche d’elle. Le
maître lui fait signe de lui saisir les poignets. Elle ne voit pas leur
échange, mais elle sent tout à coup la pression meurtrissant son corps. L’étau
se ressert. Elle est saisie par derrière. Deux mains se referment sur sa
taille, l’emportent vers l’arrière alors que la pression augmente vers l’avant.
Elle est prise en tenaille. Les vers continuent leur envolée grandiose.
- « Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur le nom est dans ta bouche et
l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis moins ta passion,
règle mieux tes désirs, ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
tes flammes désormais doivent être étouffées ; bannis-les de ton âme, et
songe à mes trophées : qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. »
Le désespoir s’empare d’Emma. Faites que ça cesse ! Son corps souffre le martyre. Elle
l’ignore, mais depuis trop longtemps déjà il est en proie incessante aux coups,
à la violence de Corneille qui s’est déchaînée. Sans aucun avis, la frustration,
la rage, les souffrances des derniers mois s’amalgament dans son ventre. Le feu
jaillit.
- « Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le
tien ; et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, rends-moi mon Curiace,
ou laisse agir ma flamme : ma joie et mes douleurs dépendaient de son
sort ; je l’adorais vivant, et je le pleure mort. Ne cherche plus ta sœur
où tu l’avais laissée ; tu ne revois en moi qu’une amante offensée, qui
comme une furie attachée à tes pas, te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, qui veux que dans sa mort je
trouve encor des charmes, et que jusques au ciel élevant tes exploits, moi-même
je le tue une seconde fois ! Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
que tu tombes au point de me porter envie ; et toi, bientôt souiller par
quelque lâcheté cette gloire si chère à ta brutalité !
- Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage ! Crois-tu donc que je
sois insensible à l’outrage, que je souffre en mon sang ce mortel
déshonneur ? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, et préfère du
moins au souvenir d’un homme ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. »
La musique est assourdissante. Tout se brouille. Le
plancher se dérobe sous elle. Sa vision titube. Tout se fonde dans un écran
noir. Ses forces sont décuplées. Elle s’arrache à ses agresseurs. Camille se
jette à la gorge de son frère. Cet Horace, ce monstre abject qui l’a privée à
tout jamais de son amour. Au nom de qui ? De Rome ! Assez ! Assez ! Assez !
- « Rome, l’unique objet de mon
ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! Rome
qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce
qu’elle t’honore ! Puissent tous ses voisins ensemble conjurés saper ses
fondements encor mal assurés ! Et si ce n’est assez de toute l’Italie, que
l’orient contre elle à l’occident s’allie ; que cent peuples unis des
bouts de l’univers passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, et de ses propres mains déchire
ses entrailles ! Que le courroux du ciel allumé par mes vœux fasse
pleuvoir sur elle un déluge de feux ! Puissé-je de mes yeux y voir tomber
ce foudre, voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, voir le
dernier Romain à son dernier soupir, moi seule en être cause, et mourir de
plaisir ! »
L’abîme. Tout sombre dans le noir. Emma
s’effondre. Elle git au sol, inconsciente, sous les regards admiratifs, les
corps inertes de la petite assistance. Ils venaient d’assister à la vérité
des foudres humaines. Nathan se dégage. Des marques rouge vif ornent son cou.
© Eve Mangin, 2011